Le blanchiment de capitaux et la corruption sont deux phénomènes visant en commun un gain financier lorsqu’ils sont engagés. Ces deux phénomènes défraient de nos jours la chronique de l’actualité à cause de l’ampleur grandissant qu’ils prennent dans nos économies et constituent une préoccupation majeure pour les décideurs. Les flux financiers illicites qui transitent à travers les deux concepts se chiffrent en des milliards de dollars à travers le monde et cela a pour conséquence de saper la bonne santé des économies en général et d’engouffrer celles de nos Etats qui sont déjà fragiles en particulier. Face à cette situation, plusieurs pays ont pris des résolutions et mis en place des mécanismes visant à mitiger les conséquences néfastes que ce soit au niveau de la corruption qu’au niveau du blanchiment de capitaux. Au vue des similitudes des actions qui visent à endiguer leur progression dans nos sociétés, plusieurs personnes se demandent si les deux problématiques ne devraient pas être traitées conjointement avec une unité opérationnelle unique. Cette publication vise donc à dégager les différences qui existent entre les deux concepts afin d’éclairer les opinions sur la dualité des deux fléaux.
ORIGINES ET DEFINITION
- LA CORRUPTION
Aussi vieille que le temps, la corruption a traversé les civilisations et se retrouve modélisée sous plusieurs formes de nos jours. Elle se définit comme un abus de pouvoir en vue d'obtenir un enrichissement personnel ou pour le compte de tiers. C’est la perversion ou le détournement d'un processus ou d'une interaction avec une ou plusieurs personnes dans le dessein, pour le corrupteur, d'obtenir des avantages ou des prérogatives particulières ou, pour le corrompu, d'obtenir une rétribution en échange de sa complaisance. Elle conduit en général à l'enrichissement personnel du corrompu et du corrupteur. Transparency International la définit comme tout « abus de pouvoir à finalité d’enrichissement personnel ». Il s'agit dans tous les cas d'une pratique dont le propre est d'agir de manière à la rendre impossible à déceler ou à dénoncer.
Elle peut impliquer toute personne bénéficiant d'un pouvoir de décision, dans tous les secteurs de la vie publique et privée que ce soit une personnalité politique, un fonctionnaire, un cadre d'une entreprise privée, un médecin, un arbitre ou un sportif, un syndicaliste etc.
- LE BLANCHIMENT DE CAPITAUX
Le concept de blanchiment d’argent est apparu dans le monde financier depuis les années 1930. A cette époque, l’homme le plus célèbre qui a fait parler de lui se nommait Alphonse Capone, dit « El Capone », un spécialiste dans la contrebande d’alcool et le rachat de blanchisserie.
Ce concept a fini par se faire une place importante dans le langage politico-financier dans les années 80, aidé par les célèbres trafiquants Manuela Noriega, et Pablo Escobar, pour ne citer que les plus vulnérables de l’époque.
L’article 07 de la loi uniforme N°2018-004 du 04 mai 2018 le définit comme tous agissements commis intentionnellement par toute personne physique ou morale pour faire croire à tous que les capitaux et biens en sa possession proviennent d’une source ou d’une activité licite.
On en déduit que la couleur de l’argent, c’est son origine. Lorsqu’il provient d’un crime ou d’un délit, son origine est illicite, et sa « couleur » est mauvaise: il est donc sale. Lorsque cet argent sale passe par une activité licite, sa « couleur » devient bonne en apparence et dite « blanche », donc propre, parce que lavée de toute impureté, et on peut le dépenser sans être inquiété.
MECANISMES DE LA CORRUPTION ET DU BLANCHIMENT
La corruption se présente sous plusieurs formes. On dénote les dessous de table qui sont des versements à des responsables officiels afin qu’ils agissent diligemment, de façon plus souple et plus favorable. La corruption prend aussi la forme de fraude qui est la falsification de données, de factures, la collusion, etc. Elle peut s’opérer à travers l’extorsion qui est l’argent obtenu par la coercition ou la force. Elle se révèle aussi à travers le favoritisme qui est le fait de favoriser des proches. Enfin la corruption s’effectue aussi à travers le détournement de fonds qui est le vol de ressources publiques par des fonctionnaires.
On note deux types de corruption à savoir la grande corruption qui est une corruption de haut niveau où les décideurs politiques qui créent et font appliquer les lois, utilisent leur position officielle pour promouvoir leur bien-être, leur statut ou leur pouvoir personnel. Vient ensuite la petite corruption qui est une corruption bureaucratique dans l’administration publique.
Le blanchiment de capitaux quant à lui se situe en aval à la corruption. Il s’effectue à travers trois processus bien définis. Dans la phase initiale du blanchiment, ou phase de placement, le blanchisseur introduit ses bénéfices illégaux ou issus de la corruption par exemple dans le système financier. Cela peut se faire en fractionnant de grosses quantités d’espèces pour obtenir des sommes plus petites et moins suspectes qui sont alors déposées directement sur un compte bancaire ou en faisant l'acquisition de divers instruments monétaires (chèques, ordres de virement, etc.) qui sont ensuite collectés et déposés sur des comptes en d’autres lieux.
Une fois que les fonds sont entrés dans le système financier, intervient alors, la deuxième phase, dite de l’empilement. C’est alors que le blanchisseur procède à une série de conversions ou de déplacements des fonds pour les éloigner de leur source. Les fonds peuvent ainsi être transférés à travers l’achat ou la vente d’instruments de placement ou encore le blanchisseur peut se contenter de les virer sur une série de comptes ouverts auprès de diverses banques sur tout le globe. Dans certains cas, le blanchisseur peut masquer les transferts sous forme de paiements de biens ou de services, ce qui lui permet de donner aux fonds une apparence légitime.
Ayant réussi à retraiter ses bénéfices d’origine criminelle à travers ces deux phases du blanchiment de capitaux, le blanchisseur les fait alors passer par une troisième phase – l’intégration – au cours de laquelle les fonds sont réintroduits dans des activités économiques légales. Le blanchisseur peut alors décider de les investir dans l’immobilier, les produits de luxe ou la création d’entreprises.
INTERACTION ENTRE LA CORRUPTION ET LE BLANCHIMENT DE CAPITAUX
Il se dégage une interaction entre les deux concepts décrits plus haut. Le produit de la corruption entre dans la première phase du blanchiment qui est la phase de placement. En effet au cours de cette phase, les produits de la corruption sont intégrés dans le système financier afin de les éloigner de l’origine de leur provenance. Ainsi, l’argent issu de la corruption intègre le système financier pour subir une série de transformation en vue de brouiller tout lien avec l’auteur de la corruption. Ensuite l’argent ressorti de cet amalgame est réinjecté dans les activités économiques normales afin de lui donner un parfum légal. On peut ainsi dire aisément que la corruption est une infraction sous-jacente au blanchiment de capitaux .Cette déduction tire toute sa légitimité dans l’article 1er au point 16 de la loi uniforme N°2018-004 du 04 mai 2018, qui cite nommément la corruption comme une infraction sous-jacente au blanchiment de capitaux.
Lorsque des fonds illégaux proviennent d’une infraction sous-jacente telle que la corruption, le vol, d’extorsions de fonds, d’escroqueries ou de fraudes, le lancement d’une enquête sur le blanchiment des fonds est fréquemment le seul moyen de retrouver les fonds et de les restituer aux victimes. Mais surtout, en s’attachant au volet du blanchiment dans l’activité criminelle et en privant les criminels de ces gains mal acquis, on les atteint à leur point sensible. En effet, faute de bénéfices utilisables, l’activité criminelle s’interrompt.
Selon une estimation de la Banque mondiale, les détournements sous forme de pots-de-vin par an représenteraient environ 3 % des échanges de la planète. Le Fonds monétaire international quant à lui, situe le volume des capitaux blanchis par an dans une fourchette de 2 à 5% du produit intérieur brut mondial. Si ces chiffres se rapprochent, on en déduit la proportion des biens issus de la corruption dans les capitaux blanchis.
Ce rapprochement a donc amené la communauté internationale à définir des instruments et standards internationaux de lutte concertée contre ces deux fléaux.
COORDINATION AU PLAN INTERNATIONAL
Pour combattre le blanchiment de capitaux, déjà en 1989, le Groupe d’Action Financière International (GAFI) a été créé. Le GAFI est un organisme multidisciplinaire qui rassemble en son sein des experts juridiques, financiers et opérationnels délégués par ses membres à orienter l’action des pouvoirs publics. Le GAFI procède au suivi des progrès réalisés par ses membres dans l’application des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive (le FT/PADM); il effectue des études et prépare des comptes rendus sur les tendances, les techniques de blanchiment et sur les contre-mesures correspondantes ; enfin, il assure la promotion et l’application de ses normes de lutte contre le blanchiment à l’échelle mondiale
Au plan régional, les directives du GAFI font objet de suivi et d’application à travers le Groupe Intergouvernemental d’Action contre le Blanchiment d’Argent en Afrique de l’Ouest (GIABA) qui a été créé en 2000 par la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).
La coordination internationale en matière de lutte contre la corruption n’est intervenue qu’en 2003 à travers la convention dite de Mérida. Cette convention qui est le seul instrument universel juridiquement contraignant de lutte contre la corruption, reconnaît l'importance de lutter contre le blanchiment d'argent dans le contexte de la lutte contre la corruption en exigeant des États parties d'incriminer le blanchiment d'argent, d'adopter des mesures pour le prévenir efficacement et en exhortant le recouvrement des produits de la corruption et la mise en place de cellules de renseignement financier.
Cette lutte contre la corruption se retrouve renforcée sur le plan continental la même année par la convention dite Convention de l’Union Africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption adoptée à Maputo, le 11 juillet 2003.
Les normes de lutte contre le blanchiment de capitaux fixées par les Recommandations du GAFI constituent alors un important outil dans la lutte contre la corruption car ils soutiennent la détection, le traçage, la confiscation et le retour des produits de la corruption, et ils encouragent la coopération internationale. Alors que les recommandations du GAFI sont axées sur la lutte contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme, ils comprennent des mesures spécifiques qui reconnaissent les risques de corruption, par exemple, en exigeant aux pays à faire de la corruption et des pots-de-vin des infractions sous-jacentes au blanchiment d'argent ou en exigeant les institutions financières à prendre des mesures pour atténuer les risques posés par les personnes politiquement exposées (PPE), ou encore en exigeant des pays de mettent en place des mécanismes de confiscation.
COORDINATION AU PLAN NATIONAL
Au plan national, la lutte contre les deux fléaux est menée par deux institutions indépendantes mais qui restent complémentaires.
En matière de lutte contre la corruption, le Togo a adopté la loi n° 2015-006 du 28 juillet 2015 portant création de la Haute Autorité de prévention et de lutte contre la corruption et les infractions assimilées (HAPLUCIA). Cet organe est une émanation des différentes ratifications du Togo des instruments internationaux sur la lutte contre la corruption. Il s’agit de la Convention des Nations Unies contre la corruption, la convention de l’Union Africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption et le Protocole de la CEDEAO sur la lutte contre la corruption. Elle a pour mission de promouvoir et de renforcer la prévention et la lutte contre la corruption et les infractions assimilées dans les administrations, les établissements publics, les entreprises privées et les organismes non étatiques.
Cette mission se décline en quatre (4) principaux axes :
- la prévention des actes de corruption par des activités de sensibilisation, d’information, d’éducation et de vulgarisation de textes ainsi que la promotion d’un système de gouvernance qui prévient les conflits d’intérêts et l’enrichissement illicite ;
- la répression à travers la collecte et le traitement des plaintes et dénonciations des faits de corruption ;
- la protection des dénonciateurs et le respect du principe de la présomption d’innocence ;
- la coopération avec les institutions internationales et autorités homologues, la facilitation de l’entraide judicaire portant sur les actes de corruption ou d’infractions assimilées et les actions concertées avec les organismes étatiques, le secteur privé et les organisations de la société civile qui luttent contre la corruption.
En matière de lutte contre blanchiment de capitaux, le Togo a pris dès le 6 juillet 2007 la loi relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, et le 7 septembre 2009 il a adopté la loi relative à la lutte contre le financement du terrorisme. La loi sur le blanchiment de capitaux a induit la création d’une Cellule de Renseignement Financier qui est une émanation de la recommandation 29 du GAFI. Elle est créée par le Décret n°2008-037/PR du 28 mars 2008 sous la dénomination de Cellule Nationale de Traitement des Informations Financières (CENTIF).
En 2018, ces deux lois ont fait l’objet d’une réunification dans une loi unique, la loi uniforme n°2018-004 du 04 mai 2018, qui fixe les attributions et la composition de la CENTIF en ses articles 59, 60 et 61.
La CENTIF du Togo est une Cellule de Renseignement Financier de type administratif et est placée sous la tutelle du Ministre chargé de l’Economie et des Finances. Les missions de la CENTIF sont de deux ordres.
- Missions opérationnelles
Elle consiste en la collecte, analyse/traitement du renseignement financier propre à établir l’origine des transactions, ou la nature des opérations objets des déclarations de soupçons des assujettis et transmission de rapport d’enquête à l’autorité judiciaire le cas échéant.
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Missions stratégiques
- La CENTIF émet un avis sur la mise en œuvre de la politique de l’État en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
- Elle propose les réformes nécessaires au renforcement de l’efficacité de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
CONCLUSION
La corruption et le blanchiment de capitaux sont deux concepts différents de par leur origine et leur mécanisme. Cependant, ils sont complémentaires dans la mesure où les produits de la corruption sont blanchis à travers les différentes étapes du blanchiment de capitaux dans le but ultime d’acquérir une touche légale. En d’autres termes, la corruption est la source nourricière du blanchiment de capitaux. Dès lors, des dispositions sur le plan règlementaire et institutionnel ont été prises en vue de lutter efficacement contre ces formes de criminalité. Les différentes institutions créées et qui mènent cette lutte ont des missions et des prérogatives bien définies. Afin de rendre plus efficace leurs missions qui leurs sont dévolues, une coopération et une coordination concertée reste la clé pour endiguer l’impact que la criminalité financière occasionne sur l’économie nationale dans son ensemble.